jeudi 5 avril 2012

Epilogue – Sur les chemins du rêve


On pense, on pense, et puis le fil nous égare.
Ensuite c'est le sable des jours que nos doigts laissent échapper.
Et un matin, il est soudain temps – la pensée née en début de séjour, le parfumant de sa force et de sa permanence, a suffisamment infusé et décanté pour être exprimée.

C'est d'émerveillement qu'il s'agit, de loin la plus marquante des leçons que ce voyage m'aura offert, au fil de 16 mois à l'écart du temps et de l'espace qui nous sont familiers. Période intense d'activité et de silences, de rencontres et de solitude, de cloisonnement et d'immensités – dans un monde simple et pur, puissant et doux, sauvage et enivrant.
J'ai cru accorder une grande vigilance à ne pas laisser mon esprit scléroser en mûrissant, à conserver un regard curieux, surpris et joyeux; et pourtant ce fut une grande claque que de me réaliser en train de vivre des moments que je n'aurais su ou osé rêver. Malgré nos idéaux, malgré nos attentions, nous acceptons peu à peu les œillères d'adulte raisonnable et mettons nos rêves en enclos. Le territoire de l'imaginaire est délimité, en-dehors de la « vraie vie » – si la nuit c'est libre, le jour on reste sérieux.
Mais est-il possible de dissocier rêves de vie et rêves de nuit? Comment l'un peut-il se générer en l'absence de l'autre?

C'est le sentiment d'émerveillement qui m'a amené, peut-être même contraint, à redonner sa place au rêve dans la vie, à admirer ce qui, même dans les moments simples, est de l'ordre du merveilleux – évidemment, la particularité du lieu facilite la prise de conscience...
Intuitivement je me positionne en spectateur: n'osant pas perturber, c'est seulement après une longue observation que je me sens légitime à agir. Une question de respect de ce qui existe en-dehors de soi-même, en somme. Mais ce retrait n'est pas passivité, car je m'y tiens en un état de contemplation hyperactive, « observant sans cesse, à en perdre le souffle », m'appliquant à m'imprégner autant que mes sens me le permettent. D'être, avant toute analyse, présent au lieu et à l'instant.
L'admiration éclot d'elle-même au cœur de cette attention (« beauté, tu es dans l'œil de celui qui regarde », dit le soufi), qui me fait déguster le monde avec une délicate gourmandise. Je crois qu'admirer consciemment, c'est le meilleur remerciement que l'on puisse adresser au monde pour les beautés qu'il crée – une gratitude gratuite en retour d'une offrande sans prix. Cela pourrait presque devenir une religion, où la façon de défaire délicatement les ficelles du cadeau de la vie, de s'attacher aux petites attentions, montrerait la valeur qu'il a à mes yeux. Ou la recherche d'un esthétisme du regard: « Lire la neige, c'est comme écouter de la musique »...
Et cette admiration fait immédiatement naître l'émerveillement, sentiment tout à la fois de plénitude et d'humilité où une scène, dans son éphémère globalité, m'emplit de ses vibrations, me touche au plus profond. Couleurs du ciel, scandement des vagues, feulement du vent, courbe des nuages me sautent subitement à la gorge, figées en une seconde qui dure encore. En ces moments le rêve prend possession de l'éveil, la réalité s'affranchit des limites du mental. 
« Autour de celui qui sait s'émerveiller – éclosent les merveilles », lisais-je une nuit de grand soleil, et c'est comme si plus s'affûtaient mes capacités de perception de ces présents du monde, plus ceux-ci m'étaient offert généreusement. J'espère ne pas oublier, cette fois.


Et de l'indicible dans mes valises...